Pensée Sauvage 9

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January 2022

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Pensée Sauvage 9

Encore un Noël sans Noël Elvis, pas de coupette partagée pour la bonne année, en soi ce n’est pas drôle. Et sans faire de ce satané virus le delta et l’omicron de la fête, on a un peu l’impression d’avoir la gueule de bois sans avoir vraiment consommé. Avec Mister Covid, la fête n’est plus folle, c’est même un peu dry january toute l’année. Ah, les fêtes, moment à la fois attendu et redouté, concentré de névroses, de dépenses et d’excès en tout genre, dont on ne ressort pas toujours indemne, mais quand l’heure est à la prudence, à la mesure et aux petits comités pour le salut public, on en sort comment ? KO debout, ou plutôt avec un coup de bar assis ? Ose-on seulement souhaiter que la fête recommence ?


Sans vouloir faire les schtroumpfs grognons, à voir le nombre de papiers, de livres et de podcasts sur le sujet, le thème interroge. Serait-on en train de perdre le sens de la fête ? A peine avait-on annoncé le retour du disco qu’on nous annonçait la fermeture des discothèques. Quand tout s’oppose à la nuit, tentons d’apporter quelques lumières.


Aux yeux certains, cela fait même longtemps que la fête est finie. Et pas seulement dans la chanson d’Orelsan, rappeur rebelle devenu daron-compatible. C’est dans son ouvrage du même nom la thèse de Jérémie Peltier, directeur des études à la Fondation Jean-Jaurès, pour qui la lente asphyxie de la fête remonterait à plusieurs décennies, sous l’effet conjugué de phénomènes de repli identitaire, d’omniprésence des réseaux sociaux et de fatigue existentielle généralisée. Narcisse (filmer la fête, s’exposer sur les réseaux) nuit à Dionysos (faire la fête). A force d’instrumentaliser la fête, en lui adjoignant enjeux commerciaux ou même nobles causes, à coup de cagnottes et de messages politiques ou sociétaux, on la dévitalise. Et en la réduisant à l’échelle privée, jugée plus sûre, elle perd son sel lié à la spontanéité. A l’ère du télétravail et de l’hyperconnexion, la confusion croissante entre sphère professionnelle et sphère privée contribue au dégrisement en empêchant les moments festifs d’être séparés du quotidien et l’oubli de ses soucis. Surtout, à l’heure du divertissement généralisé, où les jours de fête (de la musique, des voisins, du slip) se multiplient, à vouloir mettre la fête partout, on ne la retrouve nulle part.

Mais ô lueur, tout le monde n’est pas de cet avis. La fête a même de beaux jours devant elle, nous dit l’anthropologue Emmanuelle Lallement (et pas Didier le préfet), en insistant sur le besoin viscéral que nous avons de faire la fête pour sortir de notre bulle domestique et professionnelle et nous sentir vivants. C’est même un fait social universel, dont l’excès et la rupture avec le quotidien sont constitutifs. Et si la société change, il est normal que la fête change. Certes, on peut observer une forme de repli, au propre comme au figuré, et des réactions à une certaine indécence de la fête liée aux excès de la société de consommation. Mais l’être humain, à la fois cigale et fourmi, est fait de rationalité et de désir de dilapider. La fête incarne une forme de transgression éphémère. Si elle a l’apparence du désordre, elle permet en fait de renforcer l’ordre social. Comme disait Freud, « la fête est un excès permis, voire ordonné ». C’est donc un relâchement relatif, organisé, avec ses (dress) codes, ses rites et ses bornes temporelles, qui sait s’adapter aux circonstances. On pourrait même parler d’extension du domaine de la fête. Pour preuve le revival qu’a connu le Paris est une fête d’Hemingway après les attentats et l’engouement renouvelé autour des terrasses, ces nouveaux dancefloors.
Alors la fête c’était mieux avant ? Avant quoi d’ailleurs ? C’était quand l’âge d’or de la fête, les années 80, Palace et paillettes, les Bains Douches avant le sida, qui coïncident avec les grandes heures de la publicité, est-ce un hasard ? La Libération ? Les Années Folles ? Certains en prédisent d’ailleurs un retour pour 2024, au premier rang desquels Nicholas Christakis. Pour ce sociologue et médecin américain, professeur à la prestigieuse université Yale et “intellectuel rock star” selon le New York Times, l’après-Covid-19 sera une période de renaissance. Au programme, une fois la crise sociale et économique dépassée (!) : “des boîtes de nuit et des stades bondés”, “un monde artistique florissant”, mais aussi l’augmentation du “dévergondage sexuel”, et un “recul de la religiosité”. On ne va pas faire de plan sur la comète, mais entre triste cire et perspectives orgiaques, il y a peut-être un sentier lumineux.


En attendant, comme dit Ariel Wizman, la fête c’est une combustion, c’est brûler son énergie en accéléré. Évidemment, ça paraît normal qu’en période faste, on ait plus envie de faire la bamboche qu’en période de vache folle. Par-delà les décrets et l’interdiction des raves, c’est sans doute une attitude réflexe de préserver son énergie en réduisant la gaudriole, on ne peut pas en vouloir aux gens. Alors certes on sort moins en boîte (il en existait 4000 il y a 40 ans, il n’en restait que la moitié dès avant le premier confinement), on boit moins de vin (4 fois moins qu’en 1960, 2 fois moins qu’en 1990), on danse sur Tik Tok, on drague sur Tinder, quand on fait la fête c’est plus souvent à la maison, mais on aura toujours besoin de moments suspendus et de se frotter aux autres. Et même sous couvre-feu, ce refoulement collectif de l’angoisse de mort redouble de valeur. Le truc, c’est de garder l’espoir, car c’est quand on perd espoir que vient la fatigue, limitant l’envie de fête. D’ailleurs, dans envie, il y a vie. En tout cas nous on va tout faire pour donner envie et lutter contre ce mortifère esprit de sérieux. Faire triompher eros contre thanatos pour retrouver du plaisir, c’est aussi ça la créativité. Alors, chaud pour 2022 ?

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