Pensée Sauvage #6

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February 2021

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Pensée Sauvage #6

Gnan nan style

Les Français ont envie d’optimisme et de messages positifs. Kantar Insights nous indique que les tendances du métier pour 2021 sont à l’engagement, l’inclusivité, l’humour, et ça nous va bien. Dans ce contexte morose, il faut que la croisade s’amuse. Il serait temps, car à voir le nombre de communications de marques qui, au nom de l’empathie, ont versé dans le pathos de gens bons, de (mauvaise) foi et de campagnes lacrymogènes, on frôle l’indigestion. Une récente étude montre même que « l’empathie » des marques hérisse la moitié des Français (1).


Pour autant, il ne s’agit pas de remettre en cause le fait de communiquer : les marques qui ont continué de communiquer pendant la crise recueillent 80% d’opinions positives (2). Le problème est plutôt du côté de la manière. Face à des consommateurs anxieux, volatiles, et parfois véhéments, les marques se sont fait un devoir de revendiquer leur engagement. Aux nouveaux maux, nouveaux mots, l’évolution sémantique des slogans en témoigne, avec une inflation de « côté », « engagés », « soutenons » mais aussi « attendrir », « bichonner », « cajoler » (3). Mais gare à la démagogie, « On est tous ensemble » serait même le slogan qui les agace le plus. Gare aussi à la cucuterie, car comme en littérature, on ne fait pas de bonne pub avec de bons sentiments. Faire appel au registre de l’émotion est de bonne guerre, c’est même une composante essentielle de notre métier, mais c’est précisément là que le bât blesse, tout est dans la mesure. Abuser du canal lacrymal confère au racolage. À titre d’exemple, dans les films qui nous ont questionné, on peut citer celui d’Intermarché destiné « à remercier les soignants » qui, sous des dehors altruistes, sent un peu la récupération. On avait pourtant aimé L’amour l’amour, le premier film que Romance avait réalisé pour l’enseigne, où mission de marque autour du mieux-manger, proximité et émotion décalée résonnaient avec justesse dans un format long inédit en grande distribution. Le style des films a par ailleurs été abondamment copié et donc banalisé. Autre exemple de film qui nous a moins piqué les yeux mais un peu écorché les oreilles, la Lettre au Père Noël de Carrefour. À force de gentillesse, on préfèrerait presque que le Père Noël soit une ordure.


Mais comment expliquer cette tendance lourdingue au mélo à la limite du putanesque ? Est-ce un excès de prudence vis-à-vis d’audiences choquées qu’on a peur de perdre si on ne les abreuve pas de sirop ? La crainte de se prendre un bad buzz si on ne se range pas du bon côté, comme s’il y avait d’un côté les bons et de l’autre les méchants, où règne la lutte des clashes ? Ou est-ce l’opportunisme des marchands de sable qui exploitent les angoisses ? En tout cas, au sein des agences, c’est la grande mode d’inscrire une campagne larme à l’œil dans leur portfolio, un genre de fast publicité prêt-à-pleurer. Influencia présentait récemment une campagne que TBWA a réalisé pour McDo en Belgique où l’on voit des mines d’enfants en voiture se réjouir à la vue du logo du McDrive se reflétant dans les vitres. Tout en jugeant le twist « un brin racoleur », le commentaire disait « la flagornerie fait parfois du bien ». Sauf qu’en l’occurrence, l’émotion n’est ni forcée ni factice, et que la marque reste à sa place : elle ne prétend pas sauver des vies, juste partager la joie qu’apporte la sortie au Drive à un moment où les restaurants sont fermés. Alors oui c’est de la malbouffe, et là on touche à un autre aspect du débat actuel de la profession : faut-il s’ériger en censeur de la vertu des annonceurs ? ou souhaiter un durcissement de la brigade des pubs genre Big (brother) Corpo, dans un pays déjà très règlementé ? C’est là un débat éthique qui ne devrait cependant pas laisser penser que le premier n’était qu’esthétique. Quand une agence entraîne son client sur le terrain de l’engagement et de la responsabilité mais que le territoire de marque est impersonnel, le discours creux ou incohérent et l’émotion mal dosée, il y a un problème déontologique. Quand Ikea prétend aider les gens à mieux respecter la planète avec un spot où le plastique est partout et où les enfants sont des tyrans, on est gêné. Le cynisme est-il à chercher du côté de la marque ou de l’agence ? C’est un peu la question de l’œuf et de la poule, mais pour ce qui nous concerne, nous nous sentons le devoir de veiller au grain.


Nous pensons comme Gabriel Gaultier que l’époque est à la bien-pensance généralisée, où l’émotion factice tue l’intelligence. Nous manquons d’humour et de second degré, voire de cynisme, qui possède cette vertu d’être honnête. La cancel culture et le politiquement correct sont en train d’aseptiser le terrain de la communication. L’esprit de sérieux règne, avec notamment tous ceux qui quittent le registre de la publicité (ouh la vilaine) pour ne produire plus que du contenu de marque « utile », au sens purement informatif comme la marque Mylo qui revendique « We don’t sell romance, we do sell ovulation tracker », avec des informations émises par des experts sur Instagram. Et même en publicité, certains reviennent à une approche très factuelle orientée sur la démonstration produit, comme aux temps anciens de la réclame ou de la communication BtoB, ironiquement au moment où celle-ci s’inspire du ton décalé que prend plus facilement le BtoC, comme le montre la vidéo que BETC a réalisée pour le lancement du Citroën e-Jumper.


Et pourtant tout indique que les gens ont envie de sourire et pas seulement béatement. Il suffit de voir comment le grand public, même en France, s’est emparé du mème Bernie bon voisin Sanders, propulsant sa mine renfrognée et ses mitaines dans toutes sortes de contextes où le décalage en chaîne crée du lien social, et s’appropriant au passage le concept même de mème. La revue japonaise Nikkei Asia, analysant le côté anti-dépresseur des mèmes, montre que le rire est scientifiquement salvateur, générant des endorphines qui soulagent douleurs physiques et stress. L’humour noir a même toujours été un mécanisme d’adaptation humain dans les périodes sombres. Que ce soit chez les chirurgiens spécialisés en traumatologie ou chez les soldats, il contribue à alléger la pression (4).


Sans forcément tomber dans l’humour noir, la communication des marques semble avoir du mal à se détendre, jouant parfois la carte du ludique, où ce qui compte est d’être agréable, de distraire (du prix, de la fonctionnalité produit) et de générer un plaisir immédiat, à travers des procédés comme la gamification de l’expérience client ou l’incursion dans les jeux vidéo mais l’humour c’est encore autre chose. C’est faire appel à l’intelligence, créer une connivence, faire sourire et réfléchir en même temps, générer un plaisir durable, qui résiste à l’épreuve du temps jusqu’à l’ultimate moment of truth car fondé sur une vérité et sur une culture commune. Quitte à ne pas plaire à tout le monde. Mais à vouloir plaire à tout le monde, on devient lisse. Et ça c’est la meilleure façon de pas se distinguer, et donc de disparaître du paysage.


Heureusement, certains confrères nous aident à garder la foi en montrant qu’il est possible et souhaitable de cultiver cette voie où l’impertinence se fait pertinente. On adore par exemple les films que DDB vient de réaliser pour la Sécurité Routière, qui choisit la vie plutôt que la peur et la culpabilisation. Une façon inattendue et intelligente de jouer la carte du vivre ensemble. Et en plus ça sauve des vies. Avec le sourire. On aime aussi beaucoup la campagne Commerçants autrement que TBWA a réalisée pour Système U, en particulier celle du poisson rouge à Noël, drôle, divertissante et efficace dans son message. Et surtout on est fan de la campagne The world deserves witnesses de Leica, à l’élégante irrévérence. Des campagnes justes, où les marques se montrent à la fois humbles et ambitieuses en projetant un imaginaire ensemble désirable et accessible.



En somme, ceux qui battent l’antiffe, on vous voit. Alors sus à la pubasserie condescendante qui prend les gens pour des idiots. Dans son livre J’enlève le haut, Pierre Berville raconte que ce sont les agences américaines qui ont introduit le personnage du consommateur dans la réflexion de la publicité à l’époque, mais que c’est son complice Philippe Michel qui lui a prêté intelligence. Comme eux, nous pensons qu’on gagne à faire confiance au public. Nous préférons la sincérité à la tartufferie et faire l’humanité plutôt que l’unanimité. C’est notre liberté, et la liberté de la pub ne s’use que si on s’en sert mal. C’est notre optimisme à nous, et ça c’est positif.


(1) https://www.strategies.fr/actualites/marques/4055100W/l-empathie-des-marques-herisse-la-moitie-des-francais.html
(2)https://factory.reworldmedia.com/REGIE/ReConfInsights_ReworldMediaConnect_112020.pdf
(3) https://www.influencia.net/fr/actualites/media-com,tendances,souslelogo-comment-mots-langage-publicitaire-devoilent-maux-notre-societe,10839.html
(4) https://www.courrierinternational.com/article/detente-pourquoi-les-memes-peuvent-ils-nous-sauver-de-la-deprime

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